Ayrton Senna
Senna. Cinq lettres qui résonnent comme un mythe dans l’histoire de la Formule 1, une légende qui ne sera jamais oubliée.
L’idole de tout un peuple, voilà ce qu’était Ayrton Senna. Encore aujourd’hui, son nom est indissociable du Brésil, pays qui l’a vu grandir. C’est à Sao Paulo qu’Ayrton passe la majorité de son enfance. Sportif dans l’âme, il s’initie sur le tard à la compétition automobile même si depuis ses quatre ans, les sensations du karting ne lui sont pas inconnues. Rapidement à l’aise volant en main, il entame sa carrière de pilote à ses treize ans sur le circuit d’Interlagos et d’emblée, la victoire est sienne. Il n’en faut pas plus pour que le brésilien soit pris sous son aile par celui que l’on surnomme le “Tchê”, ancien mécanicien de la fratrie Fittipaldi. Dès lors, la progression est fulgurante. En 1974, il remporte déjà le titre junior au Brésil avant d’accrocher celui d’Amérique du Sud en 1977. Inévitablement, son talent l’emporte sur le Vieux Continent où il s’immiscera sur la scène internationale, sans pour autant rafler la couronne de laurier. Malgré cela, ses résultats sont plus que probants et son avenir en monoplace se dessine facilement. En 1981, le voici raflant tout en Formule Ford 1600 avec pas moins de douze succès en vingt départs. Puis, l’année suivante, il récidive en Formule Ford 2000 avec toujours plus de réussites et de trophées de vainqueurs, empochant coup-sur-coup, les lauriers dans les championnats britannique et européen. Ce coup de volant fait déjà des émules en catégorie reine, notamment du côté de Ron Dennis et McLaren qui voient en le brésilien la future grande star de la Formule 1. Le team anglais, Williams et Brabham, ne perdent d’ailleurs pas de temps pour le mettre à l’épreuve lors de tests privés, qu’il passera haut la main en battant les chronos des pilotes officiels. Son débarquement au plus haut de l’échelle de la monoplace n’est pourtant pas prévu pour 1983. Sans places réellement disponibles, le pauliste ronge son frein en Formule 3, accrochant tout ce qui peut l’être avec douze victoires et le championnat qui va avec. A quelques mois de l’ouverture de la saison 1984, il s’autorise une sortie à l’autre bout du monde, à Macao, pour le premier grand-prix de Formule 3 de l’histoire. Sur la tracé urbain asiatique, Senna réalise la course parfaite, véritable porte d’entrée vers la F1. Sa popularité ne cesse de croître et son arrivée en catégorie reine semble plus qu’imminente. Les top teams étant toujours remplis, seule une écurie de milieu de rang peut accueillir l’espoir brésilien. Et c’est chez Toleman-Hart qu’Ayrton trouve refuge pour sa première « vraie » expérience au plus haut niveau. L’histoire pouvait désormais s’écrire…
Et c’est à domicile que le brésilien prend part à son premier week-end de grand-prix. Sur le tracé de Jacarepagua, sa modeste monture multicolore et ses deux ailerons ne sont pas vraiment à la fête. Seizième sur la grille et seizième lors de son abandon après neuf tours sur problème de turbo, voilà une entame pas vraiment espérée. Ce mauvais coup du sort est rapidement balayé car à Kyalami, son premier point est décroché. Dans la douleur à cause d’un museau abîmé et d’un train avant ouvert, le pauliste marque de son empreinte le sport, d’autant plus qu’il double la mise dès la manche suivante, à Zolder, profitant du déclassement de la Tyrrell de Bellof. Non-qualifié à Imola à cause d’un problème d’alimentation, il rebondira à Monaco, et avec la manière. En ce 3 Juin 1984, la pluie tombe drue sur la Principauté. Parti treizième sur la grille, le pilote Toleman vogue littéralement sur le tarmac de la Côte d’Azur, remontant à grandes enjambées sur la tête de course. Après seulement seize boucles, il a déjà rejoint le top 3 et trois tours plus tard, il fait sauter le bouchon Lauda. L’écart avec le leader Prost diminue à belle allure, passant de trente secondes à trois en une dizaine de passages. La météo continue de se dégrader et les accidents se succèdent. Au trente-et-unième tour, le pilote français agite les bras pour demander l’arrêt de l’épreuve. Alain est entendu et moins de deux minutes plus tard, le drapeau rouge, et celui à damier, sont brandis. La McLaren se gare sagement sur la ligne de départ-arrivée, là même où déboule la Toleman Hart de Senna. Le pauliste est persuadé d’avoir remporté ce grand-prix mais malheureusement pour lui, le classement établi est celui du tour précédent. Du haut de sa deuxième marche sur le podium, le brésilien ne cache pas sa colère. Pourtant, cet exploit n’est pas passé inaperçu et certaines écuries commencent à s’intéresser de plus près au jeune prodige. Le mythe de “Magic” Senna venait de naître. Si la suite de la saison est ponctuée par de nombreux abandons, Senna extirpe le meilleur de sa monoplace, inscrivant deux nouveaux podiums à Brands Hatch et Estoril. A Dallas, après deux crevaisons mais un rythme d’enfer, Senna tape légèrement le mur, cassant son arbre de transmission. Lors de son retour aux stands, le brésilien insiste sur le fait que l’incident n’était pas de sa faute et que le mur avait bougé. Quelle ne fut pas la stupéfaction de tous lorsque la preuve que le bloc de béton s’était bien déplacé à la suite d’un accident plus tôt dans la course a été apportée. Ce drôle de pilote, très croyant, totalement dans son monde, étonne par sa pointe de vitesse et son calcul des risques. Toujours à l'affût des moindres petits dixièmes, Ayrton peut parfois passer du tout au tout, des rires aux pleurs, comme du sourire à la colère. L’envie de quitter le milieu de peloton est très forte mais où aller ? Les top teams seraient prêts à se l’arracher mais il est trop tard, Lotus a déjà sa signature. Mais ce contrat signé sans l’accord de son écurie lui vaudra une mise à pied pour le grand-prix d’Italie, dure punition. Quoi qu’il en soit, le milieu de tableau ne devrait être qu’un lointain souvenir. A noter sa présence aux 1000km du Nürburgring, sa seule course d’endurance en carrière. Sur une Porsche 956 du team Joest, il prend la huitième place finale avec ses équipiers Johansson et Pescarolo, rien que ça.
Avec une voiture plus compétitive que sa précédente monture, Senna vise plus haut. Et il avait raison. Si son grand-prix à domicile ne lui sourit pas, il réalise, à Estoril, sa première pole position en carrière. Le jour du grand-prix, le mauvais temps est de la partie et les conditions sont exécrables. Si personne n’a réellement envie de rouler sous une pluie torrentielle, le pauliste nage comme un poisson dans l’eau. Sans jamais lever le pied, Senna réalise ici l’une de ses plus belles performances, inscrivant enfin son nom au panthéon des vainqueurs en Formule 1. Aucun autre pilote ne lui arrivait à la cheville ce jour-là. Il relégua même tous ses concurrents, excepté Alboreto, à plus d’un tour. Cette première victoire porte “Magic” sur le toit de la Formule 1. Le casque jaune allait devenir la véritable coqueluche de tout un pays et même du monde entier. Sa Lotus 97T noire et or fait des merveilles sur un tour et son pilote n’en démord pas. Sept poles sur toute la saison, voilà de quoi déjà affoler les statistiques. Pourtant, ces résultats de choix ne se voient pas au classement final, là où sont notés les points. La puissance du V6 Renault contraste avec sa fiabilité presque catastrophique. Après son succès portugais, le pauliste ne score pas sur les sept manches suivantes, le faisant plonger au championnat. Ces déboires lui coûtent possiblement la couronne mondiale, lui qui doit abandonner le leadership au plus mauvais moment à Imola, Monaco, Silverstone ou au Nürburgring. La malchance est permanente mais en deuxième moitié de campagne, la roue tourne, et heureusement. Cinq podiums consécutifs dont une nouvelle victoire à Spa-Francorchamps, voilà de quoi remobiliser le moral des troupes. A Adélaïde, pour la dernière de l’année, “Magic” se montre incroyablement brouillon. Après avoir harponné Mansell au départ, il pousse sa Lotus au-delà de ses limites, jouant avec les trottoirs et les bas-côtés. Les images sont stupéfiantes mais le risque prit trop important. Un bête accrochage avec Rosberg puis une casse de son V6 viendront terminer cette folle chevauchée. En 1986, alors que Lotus annonce premièrement avoir signé Warwick avant de se raviser après l’énervement du brésilien, tout doit être concrétisé. La 98T est encore plus performante et Senna parvient à jouer les troubles fêtes entre les Williams et les McLaren. Deuxième chez les siens derrière le redoutable Piquet, il retrouve le goût de la victoire à Jerez lors d’une course intense où seuls quatorze petits millièmes le séparent de Mansell, second à l’arrivée. Le perfectionniste Senna prend les rênes du championnat et compte bien mener à bien tous ses objectifs, à commencer par devenir champion du monde de Formule 1. Si la performance sur un tour est bien là, il est plus difficile pour lui de tenir la durée d’un grand-prix. Face aux moteurs TAG-Porsche et Honda, le pauliste pousse la mécanique jusqu’à un point de non-retour. Six abandons, voilà ce qui ne fait pas bon ménage dans la course au titre. Cependant, sur toutes les courses où il franchit la ligne d’arrivée, le brésilien ne termine jamais plus loin que cinquième, preuve de sa grande aisance au volant. Son coup de volant impressionne autant qu’il intrigue. Sur le tout nouveau circuit du Hungaroring, il livre une prestation remarquable, roues contre roues face à Piquet dans un duel d’anthologie. En coulisses, c’est lui seul qui mène la danse pour développer au mieux la monoplace anglaise. Avoir un équipier comme rival ne serait qu’une perte de temps pour Ayrton, ne vivant que pour gagner. Malgré huit poles position et une deuxième victoire à Détroit, les jeux sont faits. Quatrième du championnat, comme l’année écoulée, tous les espoirs sont repoussés à 1987, la dernière chez Lotus. En cette nouvelle campagne à bord des machines désormais toute jaune, il domine aisément son équipier Nakajima, comme il l’avait fait avec Dumfries en 1986. Le passage au moteur Honda semble mieux réussir à l’écurie anglaise, poussant Senna à la victoire à deux reprises, à Monaco et à Détroit. Une lutte à quatre se dessine petit-à-petit avec des Piquet, Mansell et Prost eux aussi en grande forme. Le brésilien peut cependant compter sur un gadget que Chapman aurait adoré : la suspension active. Malheureusement, la mise au point de ce système est complexe et va à l’encontre de son pilotage expressif et pourtant, Ayrton est toujours à la fête lors des rendez-vous urbains. Ce ne sera tout de même pas suffisant pour que sa place chez Lotus soit reconduite. Senna le sait, c’est par son talent qu’il gagnera. Les opportunités sont nombreuses mais une obsède son esprit : McLaren-Honda. La création du tandem Prost-Senna voulu par Ron Dennis va donc bel et bien naître dès 1988, ce qui n’inquiète pas vraiment le français, adepte des gros caractères en voisin de garage. La saison s’achève en Australie et si les lauriers sont déjà distribués à son compatriote Piquet, Senna vise toujours la place de vice-champion. Deuxième à l’arrivée, il sera finalement disqualifié pour freins non-conformes, le faisant redescendre d’un rang au classement final, derrière Mansell. La page Lotus se tourne, non sans une certaine émotion, mais un nouveau challenge l’attend et pas des moindres…
Cette année 1988 marqua à jamais la Formule 1. La cause ? La dream team McLaren / Honda / Prost / Senna. Sur le papier, l’écurie était imbattable. La réalité fut presque parfaite. Avec Prost comme équipier, le brésilien savait que la lutte serait rude mais l’espoir était bien là. A bord de son extraordinaire machine, “Mr Pole Position” extermine la concurrence. Sur l’ensemble des seize meetings, il ne passe que trois fois à côté de la première place. Cette folle saison s’ouvre, une fois n’est pas coutume, chez les siens mais une fois encore, la mécanique fera des siennes. En récupérant son mulet alors que sa voiture principale était bloquée, Ayrton hérisse les poils de la direction de course et de la FIA. La disqualification est rapidement prononcée. Prost s’impose aisément et prend un premier avantage sur le local de l’étape qui rétablira bien vite les choses à St Marin. Déjà 1 partout en arrivant à Monaco, le jardin de Senna. Entre les rails de la principauté, l’ex-pilote Lotus vole littéralement. C’est alors qu’à dix boucles du but, le pauliste commet l’irréparable en plantant sa monture avant le tunnel. L’ordre intimé de ralentir l’aurait déconcentré. Cette bête erreur laisse le champ libre à son équipier pour ravir la première place, un premier coup dur. Même résultat à Mexico. Parti de la pole, il ne peut qu’observer les échappements de Prost, de nouveau triomphant à l’arrivée, juste devant lui. Les premiers écarts au championnat sont visibles, ce qui pique à vif Senna, en soif de victoire. Le chemin du triomphe est repris à Montréal et à Détroit et si la première place lui échappe au Paul Ricard, elle sera vite retrouvée à Silverstone, puis à Hockenheim, au Hungaroring et à Spa-Francorchamps. Revenu à égalité parfaite en Hongrie avant de prendre le leadership en Belgique, Senna prend conscience que sa meilleure opportunité de titre se rapproche inéluctablement. Si l’entente entre les deux pilotes McLaren reste au beau fixe, les deux hommes se méfient l’un de l’autre. Les premières critiques par médias interposés commencent à éclater. A Monza, les monoplaces anglaises ont encore la part belle et comptent bien mener à terme ce grand chelem jusque-là magistralement orchestré par le duo franco-brésilien. Après l’abandon de Prost sur problème mécanique, Ayrton s’offre une voie royale en quête de titre quant à trois tours du but, un excès d’optimisme face à Schlesser l’envoie tout droit dans le décor. Sa fougue, qui le caractérise tant, le piège une seconde fois cette année, repoussant encore l’échéance de ce championnat 1988. A Estoril, puis à Jerez, c’est Prost qui l’emporte, repassant largement devant comptablement parlant. Mais ce classement au point ne reflète en rien l’issue de cette saison. Avec un règlement ne prenant en compte que les onze meilleurs résultats, c’est à celui qui remportera le plus de courses qui en sortira vainqueur et à ce petit jeu-là, Senna est devant. Le combat à armes égales est très incertain et c’est à Suzuka que tout se joue. Pourtant, une certaine animosité règne dans le garage McLaren. Lors de la manche portugaise, le pauliste à volontairement tassé son grand rival contre le mur des stands pour l'empêcher de passer. Cette manœuvre très dangereuse ne sera pas vraiment du goût de Prost. Dès lors, le brésilien s’enferme, fuyant les journalistes et autres regards. Ce côté mystérieux, qui façonne le mythe d’Ayrton, ne fait qu’alimenter ce sentiment de détresse que ressent le pilote brésilien dès qu’il se sent menacé. Au Japon, sur les terres de Honda, la tension n’est pas redescendue. Senna accuse le motoriste nippon d’avoir avantagé Prost ces dernières semaines. Les japonais annoncent publiquement qu’aucun traitement de faveur n’est apporté à tel ou tel pilote. Même le président de la FIA, Jean-Marie Balestre, se saisira de l’affaire, histoire de ne pas faire perdre de crédibilité à son sport. Pourtant, c’est bien ce V6 Honda qui propulse le brésilien en pole position sur ce tracé complexe. Mais dès le départ, Senna cale, plongeant dans les fins-fonds du classement. Sa ténacité hors-pair et son envie de bien faire le feront remonter un à un ses concurrents dans une course folle, jusqu’à son équipier Prost pour la première place. A mi-course, les positions s’échangent. Le dépassement est imparable. Sous le drapeau à damier, Ayrton Senna est soulagé : il est champion du monde de Formule 1. Il l’avouera lui-même en conférence de presse, c’est une présence divine qui l’a conduit jusqu’au sacre, comme elle l’avait conduit à l’accident à Monaco. Si ces révélations font sourire, elles donnent encore plus d’ampleur au côté mystique de cet homme devenu robot une fois la visière baissée. Cependant, au cumul des points, Alain est largement devant, preuve de sa plus grande régularité, mal récompensée cette année-là. En 1989, on prend les mêmes et on recommence. De nouveau en pole chez les siens, le brésilien ne concrétise toujours pas, un accrochage avec Berger au départ le privant de la victoire. A Saint Marin, les premières tensions apparaissent entre les équipiers jusque-là amis. En effet, lors du briefing, une consigne interne indique que les deux pilotes McLaren ne doivent pas s’attaquer au premier freinage pour éviter tout accrochage. Pourtant, Senna ne retient pas la leçon et dépasse son équipier à Tosa, provoquant la colère de ce dernier. Quelques jours plus tard, lors d’essais à Pembrey, la presse française rapporte qu’Ayrton “aurait pleuré devant Dennis” après que ce dernier lui ait adressé quelques remontrances à la suite de l’épisode d’Imola. Le climat chez McLaren change du tout au tout, Prost accusant ouvertement Senna d’être privilégié par Honda. Dès lors, les deux pilotes s’ignorent, aussi bien en dehors que sur la piste. Malgré cela, le récent champion du monde poursuit sa lancée triomphale, remportant les manches de Monaco et Mexico. Sur le nouveau et détestable circuit de Détroit, le brésilien accroche une nouvelle pole position, effaçant des tablettes l’antique record détenu par Jim Clark. Malheureusement pour lui, cet exploit ne sera pas concrétisé le lendemain, lui qui renoncera quatre week-ends de rang, de quoi donner un net avantage à un Prost de plus en plus désabusé par son équipe. L’annonce de la séparation entre le pilote français et son écurie n’y change rien. La tension est plus que palpable à Woking, d’autant que tout le monde semble se ranger derrière le brésilien. Les grands-prix passent et l’ambiance devient de plus en plus délétère. La mauvaise passe de Senna prend fin à Hockenheim, le même jour où son mentor, Armando Botelho Teixeira décède des suites d’une longue maladie. Sur le Hungaroring, il se fait surprendre par un Mansell offensif, auteur d’une splendide manœuvre pour la tête de course. Renonçant à quelques kilomètres du but à Monza, il connaît la même mésaventure à Estoril, éjecté de la piste par un Mansell pourtant disqualifié ! Les trop nombreux abandons ne jouent pas en sa faveur et au classement, l’écart avec Prost grandit. Tout pourrait donc se jouer au Japon. Ce qui se passa à Suzuka en cette année 1989 reste l’un des événements majeurs de l’histoire de la Formule 1. Alors qu’il était en tête, le français voit le brésilien revenir rapidement sur ses talons. A l’abord de la chicane finale, au quarante-septième tour, Senna plonge sur son équipier, pourtant loin devant, alors que la porte se referme. C’est l’accrochage. L’image est saisissante. Les deux MP4/5 sont coincées et si le français met pied à terre, le brésilien est poussé par les commissaires pour repartir, tout en coupant la chicane. S’il franchit la ligne d’arrivée en tête, le pauliste est aussitôt disqualifié. Il n’accédera même pas au podium, Balestre, alors président de la FISA, lui interdisant. C’est d'ailleurs ce qui déclenchera le début de la guerre Senna-Balestre. Ce dernier menace même le brésilien de l’exclure du championnat du monde 1990. A l’issue de cette course dramatique, Prost décroche son troisième titre avant de s’envoler vers Maranello, l’air de McLaren devenant irrespirable pour lui. Pour autant, le brésilien, soutenu par son patron, affirme que ce résultat n’est que provisoire et qu’une réévaluation de l’incident sera effectuée. Bien sûr, nul ne lui donnera raison et le classement sera entériné définitivement. L’accident tant redouté entre ces deux champions venait de changer à jamais l’histoire de la F1. La dernière course à Adélaïde n’a plus d’intérêt sportif pour quiconque. Rendez-vous est pris en 1990…
En 1990, c’est sans Prost mais avec Berger que Senna continue l’aventure McLaren-Honda. Bien que de vives tensions agitent le paddock, et principalement Ayrton face à Balestre, le brésilien est quitte pour un nouveau tour. Maltraité par la presse et les instances durant l’hiver, “Magic” se rappelle au bon souvenir de tous à Phoenix en s’imposant, non sans avoir buté sur un Alesi des grands jours. Pour son grand-prix à domicile, Senna peut compter sur la foule entièrement acquise à sa cause. Le pauliste, qui évolue pour la première fois à Interlagos, donc devant les siens, a à cœur de briller. Sa prestation est parfaite lorsqu’à quelques boucles du drapeau à damier, un bête accrochage avec le retardataire Nakajima lui arrache son aileron avant. Seulement troisième derrière Berger et le vainqueur Prost, le brésilien prend un coup au moral. La McLaren a encore l’avantage mais la Ferrari grimpe petit-à-petit dans la hiérarchie. Pour autant, c’est bien lui qui gagne à Monaco et à Montréal mais à Mexico, c’est la douche froide. Bien parti pour l’emporter, il est contraint de renoncer et de laisser le leadership à son ennemi juré Prost. L’écart diminue terriblement au début de l’été si bien que la tête du classement général passe entre les mains du français au soir du grand-prix anglais. Alors que de nombreuses rumeurs annoncent Ayrton en rouge à compter de 1990, sa marche en avant reprend de plus belle. Victoire en Allemagne, deuxième en Hongrie, non sans accrocher Nannini, puis de nouveau sur la plus haute marche en Belgique et en Italie, les jeux sont presque faits. Mais derrière, Prost n’amuse pas le terrain. Sur le podium de Monza, les deux protagonistes du championnat se serrent la main devant les caméras du monde entier, comme pour enterrer la hache de guerre. Le futur sera des plus déroutant. La lutte à couteaux tirés se poursuit jusqu’au Japon, théâtre du clash opposant les deux plus grands pilotes de l’époque un an auparavant. Si Prost ne score pas, Senna sera d’office champion. Les deux adversaires se trouvent sur la première ligne, le brésilien devançant son ex-équipier. Cependant, le pauliste s’offusque puisque la pole position se trouve du côté sale de la piste, permettant au second sur la grille de mieux s’élancer. Une nouvelle lutte s’engage alors avec Balestre mais cela n’y changera rien. Alors que la Ferrari prend un meilleur envol, Senna reste à l’intérieur, emmenant beaucoup de vitesse dans ce rapide mais périlleux premier virage. L’accident est inévitable. Les deux voitures se retrouvent au fond du bac à gravier et les deux pilotes descendent chacun de leur côté. C’est la stupeur dans le paddock et les antis-Senna deviennent de plus en plus nombreux. Avec cet incident, le brésilien décroche un deuxième titre mais s’attire par la même occasion toutes les foudres du monde. Les différentes fédérations ne reviendront jamais sur les évènements et jamais le désormais double champion ne sera puni de cet acte barbare. Sa vraie nature était mise en avant dans cet incident. La soif de la victoire sans la peur du danger, voilà ce qui anime ce brésilien au comportement parfois détestable. La haine féroce qui le lie à Prost ne cesse de faire les gros titres. Pour Ayrton, ce n’est qu’un juste retour des choses après un titre 1989 qu’il estime volé. Son geste prémédité, ce qu’il avouera à demi-mot, aura terni pour toujours l’image de ce pilote sensationnel. En 1991, Senna étrenne le nouveau V12 Honda. Sa campagne victorieuse débute idéalement, remportant quatre courses d’affilée dont le fameux grand-prix du Brésil, à Interlagos. Bloqué sur le sixième rapport sous une pluie de plus en plus forte, le frêle pauliste tient tant bien que mal jusqu’au drapeau à damier. Exténué à la fin du grand-prix, le brésilien ne peut couvrir son tour d’honneur. Le malheureux est au bord de l’évanouissement, obligeant des médecins à venir à son chevet pour l’aider à s’extraire de sa monture. Ayrton fait alors preuve de beaucoup de courage et de persévérance sur le podium, tenant debout, non sans mal, portant à bout de bras son trophée de vainqueur. Avec une concurrence loin d’être à son meilleur niveau et peu épargnée par les problèmes, Senna survole le championnat, remportant sept succès sur la totalité de la saison. Quelques petits incidents sont tout de même à souligner comme cet accident de jet-ski, ses pirouettes dans un bac à sable lors d’une séance d’essai au Mexique ou encore cette terrible sortie en tests privés à Hockenheim. Sur ce même circuit allemand, le brésilien réveille la colère de Prost en le bloquant ostensiblement en ligne droite et dans les chicanes jusqu’à provoquer la sortie et l’abandon du français. Les vieux démons sont toujours bien présents... Malgré un passage à vide au printemps profitant à son principal rival Mansell, le brésilien ne plie pas et égalise Prost au nombre de couronnes mondiales avec trois titres mondiaux à Suzuka mais sans accrochages cette fois-ci. Pourtant, l’adversaire moustachu critique ouvertement le comportement de “Magic”. Les noms d’oiseaux volent de tous bords mais la bagarre reste propre, comme en témoigne ce mano-à-mano exceptionnel entre les deux rivaux à Barcelone, côte-à-côte de longues secondes dans la ligne droite des stands. Mais cette troisième étoile porte un goût amer à Senna. Son éternel ennemi Prost se retire pour 1992, ce qui le chagrine étonnement. Le sacre de 1992 serait-il trop facile à atteindre ?
Pour 1992, le tandem Senna-Berger est reconduit mais McLaren est dépassée. Les Williams Renault bardées d’électronique ne laissent aucune chance à leurs adversaires. De plus, un jeune prodige allemand du nom de Michael Schumacher vole la vedette à Senna, le devançant souvent cette année-là. Bien qu’admirant le nouveau triple champion, le futur kaiser n’hésite pas à se frotter de très près avec le brésilien quitte à dépasser quelques limites. A Interlagos, à Magny-Cours puis à Hockenheim, les deux hommes s'écharpent. Le pauliste en viendra même aux mains en Allemagne. L’animosité qui l’oppose à Mansell est tout aussi exacerbée par les nombreux contacts et altercations, sur et en dehors des circuits. Le brésilien est de plus en plus fébrile et sa nouvelle MP4/7A n’est pas au niveau des Williams et Benetton. Mais à Monaco, “Magic” reprend des couleurs. Profitant d’un arrêt inopiné du moustachu anglais, il récupère la tête sans jamais plus la quitter, malgré la pression plus qu’importante de la FW14B frappée du numéro 5 rouge. Pour ne rien arranger, Honda annonce son retrait de la discipline. La passion du pilotage semble disparaître. Ayrton paraît moins enjoué, moins à son aise. Ainsi, il est rapporté que très souvent, il appelait Prost pour lui demander de revenir à la compétition, un comble. Ce sera chose faite au beau milieu de l’été avec un retour annoncé chez Williams-Renault mais cette décision n’enchante pas réellement Senna. Dans son contrat, le champion français stipule que le brésilien ne peut être son équipier pour 1993. Cette aveu frustre le triple champion de McLaren qui sait pertinemment que sans une machine de Didcot entre les mains, ses chances de succès en 1993 seront nulles. Ron Dennis, qui refuse catégoriquement l’utilisation des suspensions actives, se rend vite compte que son poulain est sur le départ et que la motivation seule de l‘argent ne suffira pas. Senna l’admet, c’est peut-être sa dernière saison en Formule 1 si rien ne change. Ce mauvais état d’esprit ne l'empêche pourtant pas de s’imposer sur le Hungaroring et à Monza, même si quelques bourdes sont à mettre à son actif, comme ce dépassement manqué sur Mansell à Adélaïde, dont il n’avouera jamais en être le responsable. Il ne terminera que quatrième du championnat, dépassé par le néophyte Schumacher, son plus mauvais classement depuis l’ère Lotus. Son avenir devient incertain, d’autant que son ami Emerson Fittipaldi lui propose de tester une Indycar. Cette machine, bien plus rustique, convient parfaitement au brésilien qui retrouve ici les sensations des années passées. Finalement, après moultes tractations, son avenir ne se fera pas aux USA mais bien en F1. McLaren sera pourvue de moteur Ford-Cosworth à compter de 1993 mais aussi, et surtout, d’une bardée de gadgets électroniques. La MP4/8 ravi le pauliste qui annonce ne signer que pour une seule course. A Kyalami, les rivaux Prost et Senna se retrouvent et en l’espace de quelques tours, la lutte franche qui les opposait quelques années auparavant reprend de plus belle. Si le retour est victorieux pour le pilote Williams, Ayrton ne démérite pas et accroche la deuxième place. Il terminera un rang plus haut chez les siens, profitant de la mauvaise météo, de l’abandon de Prost et de la voiture de sécurité pour offrir à son team leur centième succès en F1. La pluie qui sera également de la partie à Donington pour le grand-prix d’Europe. Ce jour-là, “Magic” nous offre sa plus belle prestation au volant d’une Formule 1. Parti quatrième, il dépasse coup sur coup Schumacher, Wendlinger, Hill et Prost en quelques virages avant de s’envoler vers un succès inédit. Bien installé en tête du championnat, le brésilien se ravise et entend bien disputer le titre à Prost jusqu’à la fin de saison. Après son abandon à Imola, il retrouve le podium en Espagne, juché entre Prost et Schumacher pour un top 3 historique. Dans son jardin de Monaco, Senna empoche la mise, montant à six son nombre de triomphes sur le Rocher, un record. Si l’entame de saison est bien plus réussie que prévue, personne ne pouvait se douter que plus jamais il ne figurerait dans le haut du championnat. Sa McLaren-Ford n’est pas aussi performante que les Williams-Renault et Benetton-Ford et le talent seul ne suffit plus. Les courses s’enchainent et les podiums sont inatteignables. Au Portugal, un jeu de chaises musicales s’annonce. Las des querelles politiques qui pourrissent la discipline, Alain Prost, qui glanera son quatrième titre à l’issue de cette course, laisse le champ libre pour une arrivée du brésilien dans l’écurie de Frank Williams. L’aventure McLaren s’achève de la plus belle des manières avec deux victoires à Suzuka et Adélaïde, non sans avoir joué des coudes avec Eddie Irvine au Japon. Sur le podium du grand-prix australien, Senna et Prost se congratulent. Les deux meilleurs ennemis ne seront plus jamais adversaires. Une forte amitié viendra vite remplacer cette animosité qui aura tant fait couler d’encre. Pour la quarante-et-unième fois de sa carrière, Ayrton s’impose. Il ne recommencera plus jamais. Son passage chez Williams n’est pas d’une grande réussite. L’interdiction des aides au pilotage rend la FW16 très complexe à piloter. Pour sa première sortie sous ses nouvelles couleurs, il est contraint d’abandonner après un bête tête-à-queue alors qu’à Aida, c’est un accrochage avec Häkkinen puis Larini qui lui coûte un beau résultat. La bagarre tant attendue face à Schumacher devra donc encore attendre. Elle n’arrivera finalement jamais. Puis arriva ce fameux week-end du grand-prix de Saint-Marin, à Imola. Après l'accident de Barrichello en essais libres et la sortie de piste tragique de Ratzenberger, Senna se montre fébrile, perturbé. Jamais il n'avait été confronté à la mort en course. L'amélioration de la sécurité doit être immédiate et le pauliste veut s'installer en leader pour mener à bien cette fronde contre la FIA. Avant le départ, le triple champion du monde lance un message à son ancien adversaire à la télévision : “Tu me manques Alain.” L'animosité qui animait ces deux grands de la discipline s'est totalement dissipée. Contrairement à son habitude, Ayrton patiente dans son cockpit, sans son fameux casque jaune. Que pouvait-il imaginer à ce moment précis ? À l'extinction des feux, un terrible carambolage se produit au milieu du peloton, distribuant de nombreux débris parmi les spectateurs. L'épreuve est neutralisée avant de repartir à l'entrée aux stands de la voiture de sécurité. Poleman et toujours en tête, Senna pousse pour briser l'aspiration de Schumacher derrière lui. À l'entame du septième tour, la Williams tire tout droit dans la grande courbe de Tamburello, vole par-dessus les graviers avant de s'écraser dans une violence inouïe dans le mur de béton. La monoplace déchiquetée s'arrête quelques secondes plus tard. L’iconique casque jaune bouge une dernière fois avant de s'immobiliser pour toujours. Il est 14h17 en ce 1er Mai 1994.
Très vite, les secours s’organisent sur place pour porter secours au brésilien mais la situation est désespérée. Le pauliste est évacué vers un hôpital italien où sa mort sera confirmée à 18h40. La mort du brésilien agit comme une onde de choc pour le monde entier. Son décès serait provoqué par un bras de suspension qui lui aurait traversé le crâne, provoquant de terribles dommages au cerveau. Les causes de la sortie de piste restent incertaines, beaucoup d’hypothèses voyant le jour. Dans le cockpit de sa Williams ensanglantée, un drapeau autrichien est retrouvé. Senna voulait l’agiter en fin de course pour rendre hommage au disparu Ratzenberger mais le destin en décida autrement. Pilote doué d'une intelligence exceptionnelle et d'un coup de volant inégalé, qu’on l’adule ou qu’on le déteste, Ayrton Senna n'était pas que l'idole de tout un pays. Encore aujourd'hui, son nom continue de résonner auprès de la jeune génération. Sa disparition laisse une trace indélébile dans le monde entier et notamment chez lui, au Brésil. La Formule 1 aura bien du mal à se remettre de son décès malgré la montée en puissance de Schumacher. Beaucoup ont envisagé arrêter le sport automobile après l'accident. Quel aurait été son palmarès si ces événements n’étaient jamais arrivés ? Nul ne le sait mais la bataille avec le futur septuple champion du monde aurait été des plus splendides…
Ayrton Senna en chiffres...
Meilleur classement en championnat du monde F1 :
Champion du monde (1988, 1990, 1991)
Grands-prix :
161 (162 engagements)
Victoires :
41
Podiums :
80
Poles Position :
65
Meilleurs Tours :
19