Jordan 191
Considérée comme l’une des plus belles monoplaces de tous les temps, la Jordan 191 marque aussi la discipline par de drôles d’affaires internes débouchant au débarquement de l’un des rois de la Formule 1…
En 1991, le petit monde de la Formule 1 accueille une toute nouvelle équipe irlandaise : Jordan, du nom de son fondateur, Eddie Jordan. A cette époque, la présence de petites structures n’était pas rare mais avec l’élévation des coûts, beaucoup jetèrent l’ancre après quelques meetings. Mais l’écurie irlandaise n’est pas de ce bord-là et malgré un petit budget par rapport aux équipes de pointe, Jordan vise quand même de gros points. Pour ce faire, le designer Gary Anderson conçoit la 191, une monoplace aux lignes très fluides. De l’aileron avant en forme de moustache à l’aile arrière parfaitement perpendiculaire au reste de la monocoque, en passant par la prise d’air recourbée au-dessus de la tête du pilote, le dessin est plus qu’élégant. Sous sa robe verte et ses flancs bleus, arborée du logo 7Up, se cache un moteur V8 Ford Cosworth de 3.5L, développant plus de 660 chevaux. Pour autant, un petit différend apparaît avant même l’entrée en piste de la monoplace : son nom. Initialement baptisée 911, elle fut renommée 191 à la suite d’une plainte déposée par Porsche. Pour étrenner la belle, c’est l’ancien pilote John Watson qui s’y colle, effectuant un premier shakedown en Novembre 1990, à Silverstone. Pour ses pilotes, Eddie Jordan fait le choix de l’expérience avec le rapide mais casse-cou Andrea De Cesaris et Bertrand Gachot.
C’est aux Etats-Unis, à Phoenix précisément, que débute cette saison 1991 de Formule 1. En tant que nouvelle équipe et à cause du nombre limité de voitures sur la grille, les Jordan sont contraintes de participer aux préqualifications. A ce petit jeu, Gachot s’en sort très bien mais du côté de De Cesaris, une casse moteur l’empêche de réaliser un tour rapide. C’est déjà la fin de son périple américain, avant même les qualifications officielles. Quatorzième sur la grille, le franco-belge rescapé réalise une très belle course et pointe un temps au huitième rang quant à trois tours du but, son V8 Ford-Cosworth explose. Il sera finalement classé dixième. Au Brésil, les Jordan se montrent plus en forme avec les dixième et treizième chrono lors des qualifications. Pour autant, le lendemain, tout ne se passa pas comme prévu. A commencer par le nouveau bris de moteur de l’italien, terminant dans le décor. Pour Gachot, c’est une étonnante panne d’essence à huit tours du but qui le coupa net dans son élan, alors huitième. La fiabilité ne semble pas être un point fort en ce début de saison pour les irlandaises et ce n’est pas l’arrivée en Europe qui changea la donne. Pour la troisième manche de la saison, les équipes se rendent à Imola pour disputer une course pluvieuse. Ici-même, les voitures vertes voient l’arrivée d’un nouveau sponsor, Fujifilm. Qualifiées en sixième ligne, les 191 connaissent des fortunes diverses. Si Gachot peine à s’extraire du fond de classement avant de renoncer, De Cesaris vole devant son public et tient un long moment la sixième place, synonyme d’un petit point. Hélas, sa boîte de vitesses céda. En trois meetings, aucune Jordan n’a encore vu l’arrivée. A Monaco, l’italien démontre toute la qualité de châssis de sa 191 avec le dixième temps des qualifications. A l’inverse, Gachot se perd dans ses réglages, ne s’élançant que de l’avant-dernière ligne, espérant une cascade d’abandon devant lui. Et c’est ce qui se passa. En évitant toutes les embûches, le franco-belge rallie enfin l’arrivée, au huitième rang, une belle remontée sur ce circuit où dépasser révèle de la folie. Mais sur l’autre Jordan, la pilule est une nouvelle fois difficile à avaler. Alors septième, De Cesaris se retrouve privé d’accélérateur après seulement vingt petites boucles. La chance du débutant n’aura pas encore sourit aux irlandaises mais patience, leur heure viendra.
Phoenix (1991)
Interlagos (1991)
Monaco (1991)
Phoenix (1991)
Et c’est avec un retour en Amérique que se poursuit cette saison 1991, jusque-là dominée par Senna et sa McLaren. Le circuit Gilles Villeneuve, réputé pour ses folles vitesses et ses gros freinages, est un réel test pour les mécaniques, ce qui n’est pas pour enchanter Eddie Jordan, cruellement touché par le manque de fiabilité. Pourtant, c’est hors-piste que les pépins apparaissent. En effet, de nombreux journalistes relatent une information selon laquelle Gachot aurait eu une altercation avec un chauffeur de taxi britannique, se terminant par un coup de bombe lacrymogène. L’affaire doit être traitée devant un tribunal durant l’été suivant. Outre ces accusations, l’écurie irlandaise performe. Certes, elles n’atteignent que le milieu de grille en qualifications mais sur la durée, les 191 sont plutôt rapides. Avec les abandons et leur rythme plutôt soutenu, les deux monoplaces vertes remontent peu à peu jusqu’à entrer dans la zone des points. Cette fois, c’est la bonne. A l’abord du dernier tour, De Cesaris est cinquième, juste devant son équipier. Le premier top 6 se fait sentir. C’est alors que dans la dernière épingle, la Williams de Mansell s’arrête alors qu’il était leader ! Grâce à cet ultime pépin de la concurrence, les irlandaises grimpent d’un rang pour toutes deux finir parmi les cinq premiers. Eddie Jordan est aux anges. Enfin ses montures ont pu révéler leur vraies valeurs. Ne reste plus qu’à concrétiser. Et c’est à Mexico que l’exploit est à rééditer. Pour le franco-belge, le week-end ne démarre pourtant pas sous les meilleures auspices. Après un repêchage de juste des préqualifications, il sort violemment lors de son tour chrono, fracassant totalement sa monture verte. De ce fait, il se retrouve très loin sur la grille, neuf places derrière De Cesaris et sa onzième place. Alors que Gachot termine une nouvelle fois dans les graviers, l’italien mène une course d’anthologie, se plaçant une très grande partie de l’épreuve en quatrième place, rang qu’il tiendra sous le drapeau à damier. La machine Jordan semble enfin lancée. En France, pour la première à Magny-Cours, l’histoire se répète. Encore loin au départ, Gachot s’accrocha avec Grouillard qui l’expédia, dès le premier tour, au fond du bac à graviers de la longue courbe d’Estoril. De l’autre côté du garage, De Cesaris réalise une patiente remontée tout en économisant sa voiture et malgré quelques petites alertes, la sixième place finale est sauvée. En l’espace de trois grands-prix, l’écurie irlandaise est déjà grimpée au sixième rang du championnat et les récents résultats ne font qu’espérer une constante progression. Le podium est-il envisageable ? Pourquoi pas selon Eddie Jordan…
A Silverstone, soit presque à domicile pour l’équipe, et sur un tracé complètement redessiné, les Jordan ne se sortent que difficilement de l’exercice des qualifications avec les treizième et dix-septième places sur la grille de départ. Mais comme depuis quelques grands-prix, c’est en course que les machines vertes se montrent les plus véloces. Et ce jour-là, les 191 ne ménagent pas leurs efforts pour remonter. De beaux points sont entrevus et au fur et à mesure que les tours s’égrainent, les pilotes remontent dans la hiérarchie. Mais à la quarante-troisième boucle, une des suspensions de De Cesaris cède et envoi l’italien dans le décor dans le virage de Bridge. Le choc est si violent contre le mur en béton que la monoplace rebondit et traverse la piste, le tout sous le nez de Nakajima et de Prost. La Jordan est détruite mais l’italien parvient à s’en extraire sans problèmes. De son côté, Gachot maintient la cinquième place mais avec des pneumatiques trop usés, il ne peut empêcher Piquet de lui ravir sa position. Le franco-belge s’en tira finalement avec le point de la sixième place, ne pouvant profiter de l’abandon de Senna dans l’ultime tour à cause de sa boucle de retard. A Hockenheim, petit changement. Grâce aux bons résultats et aux points accumulés, les Jordan n’ont plus besoin de passer par la case des préqualifications, un soulagement pour Eddie Jordan qui s’amuse de la performance de certaines autres monoplaces à plus gros budget. La vitesse de pointe est primordiale sur le tracé allemand. Malgré leur petit V8, les 191 demeurent très rapides, comme en témoigne la septième place de l’italien décroché lors de l’exercice du tour chronométré. Et comme d’habitude, en course, les revoilà parmi les meilleures, à filer plein gaz dans les longues lignes droites entrecoupées de chicanes. A l’entame du dernier tour, De Cesaris précède Gachot en sixième position. C’est alors que, comme à Silverstone, Senna tombe en panne d’essence au dernier moment sauf que cette fois-ci, les Jordan sont dans le même tour que le pauliste, de quoi lui ravir une place en plus. Avec trois nouveaux points au championnat, l’écurie irlandaise dépasse Tyrrell pour le compte de la cinquième place, une fierté pour son fondateur. A Budapest, circuit assez lent, les voitures vertes et bleues sont moins à la fête. Pourtant, après le départ canon de Gachot et la belle remontée de De Cesaris, les points se font à nouveau sentir. Manque de pot ce coup-ci, l’italien échoua au septième rang, le franco-belge neuvième. Malgré cela, Jordan se félicite de mener la vie dure à Benetton qui utilise le même moteur. Mais après ce grand-prix hongrois, l’histoire de la Formule 1 changea à tout jamais.
Mexico (1991)
Silverstone (1991)
Hockenheim (1991)
Mexico (1991)
Car l’incident entre Gachot et le chauffeur de taxi est jugé. Résultat, dix-huit mois de prison pour le franco-belge! C’est la panique totale chez Jordan qui doit trouver d’urgence, un nouveau pilote pour la fin de saison. Dans le même temps, Eddie Jordan se lie d’amitié avec Jochen Neerpasch, responsable de la compétition Mercedes, et Willy Weber, manager d’un jeune pilote allemand évoluant en sport-proto : Michael Schumacher. Ce dernier, sous l’aile de la marque à l’étoile, est un véritable phénomène sur la piste et son avenir semble brillant. De plus, Mercedes souhaite faire intégrer la Formule 1 à son élite de pilote, dans la vue d’une éventuelle création d’équipe d’usine quelques années plus tard. Avec ce baquet vacant, la place était toute trouvée. Amenant avec lui le sponsor Tic-Tac, Schumacher est convié à essayer la 191 sur le circuit de Silverstone, quelques jours avant le grand-prix de Spa-Francorchamps. La surprise fut totale pour Eddie Jordan et son équipe : l’allemand roulait vite, trop vite même. L’écurie du même le stopper, de peur qu’il ne casse la machine ! Un contrat pour toute la fin de saison lui est directement proposé mais sous l’avis de ses supérieurs, Schumacher affirma n’y réfléchir qu’après la manche belge. Face à l’expérimenté De Cesaris, beaucoup pensaient que ce jeune pilote issu des prototypes d’endurance ne serait pas à la hauteur pour la monoplace. La surprise fut déconcertante pour plus d’un observateur : septième sur la grille, bien plus rapide que son équipier italien, ce jeune talent étonna tout bonnement la galerie. Ne restait plus qu’à confirmer en course. Hélas, elle ne durera que quelques mètres, son embrayage rendant l’âme prématurément. La déception est immense chez Jordan qui voyait ici une belle occasion de briller. Mais si Schumacher dut abandonner rapidement, l’autre 191 fonctionnait toujours, plutôt très bien. L’italien était le plus rapide en piste, dépassant aisément ses concurrents jusqu’à s’afficher en deuxième place, à quelques secondes du leader Senna. L’écart se réduisait tour après tour pour descendre sous les trois secondes à quelques encablures de l’arrivée. Mais à trois boucles du terme, c’est la catastrophe. Le V8 Ford-Cosworth part en fumée et avec lui, tous les espoirs de podium et de victoire. Tout le monde est dépité, surtout De Cesaris, passant tout proche de ce qui aurait pu être son seul et unique succès en Formule 1. Mais quoi qu’il en soit, Eddie Jordan sait qu’il tient une paire de pilote coriace pour la fin de saison. A cela près qu’aucun contrat n’ait été signé avec Schumacher : erreur. Car dans le même temps, celui qui deviendra plus tard le Baron Rouge, avait tapé dans l'œil de Flavio Briatore et de Tom Walkinshaw. La suite des événements fut un tour de passe-passe auquel le team irlandais n’aurait jamais pensé. En faisant modifier un petit mot dans son contrat, Schumacher devenait libre. C’était le moment parfait pour Benetton pour s’approprier les services de l’allemand. Jordan avait presque tout perdu : son premier podium, sa première victoire, son jeune talent allemand. Une nouvelle fois, il fallait trouver un remplaçant pour la seconde 191. Finalement, c’est Roberto Moreno, fraîchement licencié de chez Benetton, qui rebondit chez Jordan, du moins, pour l’instant. Le brésilien s’acclimate rapidement à sa nouvelle monture en devançant De Cesaris sur la grille, mais sa course sera très courte. Au bout de trois tours, ses freins ne répondent plus. La Jordan finit par s’échouer dans les graviers de la Variante Ascari. Quant au régional de l’étape, sa pointe de vitesse lui permet de remonter, mais seulement au septième rang, à six secondes du dernier point mis en jeu. A Estoril, les choses ne changent pas. Les 191 peinent sur un tour lancé mais le dimanche, leur rythme est intéressant mais insuffisant pour jouer les points. Décidément, l’après Spa-Francorchamps ne semble pas sourire aux hommes d’Eddie Jordan.
D’autant plus que pour les trois derniers rendez-vous de 1991, Alessandro Zanardi prend la place de Moreno, passant de pilote outsider à chômeur. Pour la dernière manche européenne de l’année, la Formule 1 se rend sur le tout nouveau circuit de Barcelone. Mais sur ce circuit lisse et glissant, les Jordan ne sont pas du tout à leur aise. Seulement dix-septième et vingtième sur la grille, elles auront fort à faire pour espérer, ne serait-ce qu’un top 10. Mais avec une légère pluie tombante avant le départ, tous les espoirs sont permis. Au bout de quelques tours, plusieurs pilotes, dont les Jordan, tentent le pari des gommes slicks. Le choix est audacieux mais s’avère rapidement payant. Déjà remonté au septième rang, De Cesaris est contraint à l’abandon, problème de batterie. Pour l’autre italien, la course est calme et grâce aux nombreux abandons, il parvient à terminer neuvième. Avant d’arriver au Japon, bonne nouvelle : Gachot a été libéré de sa prison anglaise mais il est trop tard, sa place est déjà prise. C’est donc en simple spectateur qu’il assiste aux derniers tours de roue des belles 191. A Suzuka, les machines vertes se comportent à merveille dans les enchaînements nippons. Mais le dimanche, rien ne se passa comme prévu. A la fin du premier tour, De Cesaris perd le contrôle de sa monture, sans caler. Il tente de repartir mais derrière lui, la Leyton House de Letho arrive trop vite : c’est l’accident. En voulant éviter l’incident, les deux Dallara finissent par se sortir elles-aussi. Sept tours plus tard, c’est la boîte qui lâche sur l’autre Jordan, conclusion hâtive. Senna devient champion du monde pour la troisième fois, profitant de la sortie de piste de son rival Nigel Mansell. Puis arriva la dernière manche de l’année, le célèbre grand-prix d’Australie, à Adélaïde. Si le début du week-end est beau et ensoleillé, la suite fut terrible. Les averses se multiplient le samedi, privant les italiens de Jordan de signer un bon coup. Le lendemain, c’est encore pire. La pluie tombe en trombe et inonde le tracé. L’eau ne s’évacue pas mais le départ est quand-même donné. La piste est une vraie patinoire où bon nombre de pilotes effectuent de nombreuses pirouettes. C’est une réelle hécatombe dont sortent les deux Jordan, en huitième et neuvième place. Face à cette situation dramatique, la direction de course décide d’interrompre l’épreuve après quatorze petits tours. A ce moment-là, les petites équipes plaident pour une reprise de la course avec le mince espoir de marquer de gros points mais en vain, elle ne repartira jamais. C’est à ce jour le grand-prix le plus court de l’histoire avec seulement vingt-quatre minutes.
Spa-Francorchamps (1991)
Monza (1991)
Adélaïde (1991)
Spa-Francorchamps (1991)
Malgré cela, l’écurie Jordan scelle sa cinquième place au championnat constructeur, une belle prouesse pour cette toute jeune équipe. Si le podium et la victoire ont été loupés de peu à Spa-Francorchamps, le team irlandais aura au moins ramassé le meilleur tour en Hongrie, grâce à Gachot. Elle aura aussi permis les premiers tours de roues du prodige allemand Schumacher, bien que l’histoire n’ait pas réellement tourné dans le sens d’Eddie Jordan. Mais après cette saison 1991 glorieuse, la descente sur terre en 1992 est plus que douloureuse. A cause des coûts trop élevés, Jordan décide de se séparer de son motoriste pour s’équiper des blocs Yamaha. Les irlandaises ne retrouveront jamais leur niveau et il faudra attendre 1994 pour enfin retrouver des Jordan dans leur forme olympique.
La Jordan 191 en chiffres...
Grands-prix :
16
Victoires :
0
Podiums :
0
Poles Position :
0
Meilleurs Tours :
1